« Si tu les aimes tant, héberge deux afghans chez toi»

26.07.2021 medyascope.tv
Traduit par: Cem Taylan, Rédigé par Jalal Haddad /
Orjinal Metin (tr-26/07/2021)

La question migratoire et Medyascope : anatomie d’un lynchage  
Début juillet, la victoire militaire des talibans en Afghanistan provoque un afflux de réfugiés vers la Turquie via l’Iran. Plusieurs journalistes locaux filment ces arrivées dans les zones frontalières, et certaines vidéos deviennent virales sur les réseaux sociaux. 
Mi juillet, le chef du principal parti d’opposition CHP, Kemal Kilicdaroglu, publie une vidéo dans laquelle il promet de « raccompagner nos invités Syriens dans leur pays dans un délai de deux ans ». A partir de ce moment, plusieurs comptes twitter proches de la droite nationaliste d’opposition relayent des messages alarmistes accompagnés de photos ou de vidéos dénonçant « l’invasion migratoire ». 
Très vite, les réseaux sociaux débordent de messages hostiles aux migrants étrangers, amalgamant Syriens et Afghans. S’appuyant sur des vidéos représentant des gens à la mer, de nombreuses personnes demandent pourquoi de jeunes Syriens « fument du narguilé sur les plages alors que les soldats turcs se battent en Syrie ». 
La majorité des éditorialistes abondent dans ce sens, mais quelques voix dissonantes s’interrogent sur cette déferlante, et pointent du doigt les propos xénophobes. Parmi eux, certains collaborent avec Medyascope. 
Medyascope et quelques autres médias sont alors accusés de « recevoir de l’argent de l’Occident pour convaincre les Turcs de garder les réfugiés » et d’ «accuser de racisme les citoyens qui veulent défendre leur pays face à l’invasion migratoire ». Sur Ekşi Sözlük, une encyclopédie collaborative très populaire utilisée comme forum de discussion, un sujet apparaît : « Les universitaires vendus qui vantent les louanges des réfugiés ». Ruşen Çakır y est décrit comme « un pseudo journaliste financé de partout, qui organise et met en ligne les débats entre ces pseudos universitaires ».
Le lendemain, le site d’information Odatv publie un « scoop » : le financement de Medyascope serait en partie assuré par « une fondation américaine ». Cette information, pourtant disponible depuis le premier jour sur le site web de Medyascope (conformément à sa politique de transparence) est présentée comme une « révélation ». 
Le débat sur la question migratoire bifurque sur les médias subventionnés par les fondations non turques en général et Medyascope en particulier.
La presse pro-gouvernementale, qui était restée discrète lorsque le sujet concernait les réfugiés, s’engouffre dans le débat et dénonce à son tour la « presse pro-subvention ». Les kémalistes (traditionellement considérés comme faisant partie de l’opposition) de Odatv, se retrouvent aux côtés des islamistes de Akit pour accuser Medyascope, cette « presse de la trahison ».
Le directeur de la communication de la Présidence Fahrettin Altun a publié un communiqué promettant de lutter contre « les activités de cinquième colonne sous de nouvelles formes ». De nouvelles dispositions seraient en cours d’élaboration, afin de « réglementer » la presse qui reçoit des subventions de l’étranger. 
Le principal interessé, Ruşen Çakır, qui avait pris un congé d’une semaine, est resté silencieux durant cette campagne. Quelques jours après, il  reprend la parole :
Le nouvel afflux de réfugiés afghans vers la Turquie a agité la xénophobie existante, provoquant un tollé envers les personnes ayant une approche humaniste face aux questions migratoires.Pourquoi des franges minoritaires de la société civile qui ont une audience limitée sont-elles ciblées plutôt que l’État?
En ce moment, la question qu’on me pose le plus souvent est « comment vas-tu? ». Moi et Medyascope allons bien, nous l’essayons. Nous ne nous sommes pas effondrés, nous tenons bons. Ciblés par une campagne de lynchage, nous préférons garder le silence car il n’y a aucun moyen de débattre ou de convaincre ces personnes. Nous sommes face à un ensemble de lynchages organisés contre nous à différentes périodes par différents groupes. Ça peut arriver, parce qu’ici c’est la Turquie. Nous sommes conscients de la difficulté du travail que nous accomplissons et savons que nous ne méritons pas ce lynchage, mais en même temps, je pense que nous le méritons aussi; car nous effectuons un travail honnête, transparent et de qualité. Le fait que nous puissions démontrer qu’il est possible de faire du journalisme libre et indépendant en Turquie, malgré les conditions actuelles, dérange différents groupes. Nous ne nous excusons pas pour la gène occasionnée. Nous allons traiter ce sujet avec plus de détails au mois d’août, lorsque nous répondrons- avec Sedat Pisirici et d’autres collègues- aux questions des internautes à l’occasion de notre sixième anniversaire. Pendant cette session, qui aura certainement lieu le premier week-end du mois d’août, nous montrerons que nous ne cachons rien à notre public, que nous n’avons aucun financement illégal, que nous restons dans le respect de la Déclaration Universelle des Droits Humains, que nous exerçons le métier de journaliste en restant fidèle à tous ses principes et que nous avons connu un succès bien au delà de ce qu’on s’attendait. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cela dérange autant. Je garde les détails pour plus tard, mais je voudrais ajouter cela: avec mon épouse Müge, nous avions l’intention de partir en vacances pendant le Bayram; ils ont ruiné nos vacances. Ça peut arriver, ce n’est pas la première fois que ça arrive. Beaucoup de mauvaises personnes peuvent ruiner votre vie quand vous êtes citoyen de Turquie. Ils ont ruiné nos vacances, mais je le répète: nous ne nous sommes pas écroulés et nous ne nous écroulerons pas. Auparavant, lorsque j’étais la cible des gülenistes, il m’ était arrivé à plusieurs reprises de leur dire : « Je ne suis pas une proie facile! » 
Actuellement cette campagne rassemble nombre de personnes différentes (qui normalement se haïssent) mais sans grand succès. Comme elles ne parviendront pas, elles vont probablement se redévorer entre elles. 

Certains « opposants » et dirigeants, unis contre Medyascope
Nombreux sont ceux qui ont critiqué mon positionnement de gauche, je dois dire que ça m’amuse. Et à propos de mes valeurs de gauche, mon poète préféré Ahmed Arif avait écrit  « Trente trois balles » et son vers me revient à l’esprit: « Frappez les gars, frappez ! Je ne crève pas facilement ! ». Ce vers résonne dans ma tête.
Mais c’est surtout au dernier vers de son poème « La lune est obscure » qui me revient souvent. Dans ce couplet, il écrit: « Visage amical, sourire amical, allume sa cigarette de la mienne, me baise le front ».  (NDT : en référence à certains « amis » de Çakır qui ont participé à ce lynchage )
Rendons hommage à Ahmet Arif et passons au sujet de cette émission. 
Pourquoi les migrants afghans? Je comptais traiter ce sujet la semaine dernière, mais j’ai préféré attendre en raison de la campagne de lynchage. Il faut le dire: c’est la question des migrants afghans clandestins arrivant en Turquie qui a déclenché cette campagne contre nous. Des critiques ont été adressées à nos collaborateurs sur les réseaux sociaux, puis ces attaques se sont dirigées contre Medyascope et moi. Pourquoi s’attaquent-ils maintenant? J’ai déjà fait plusieurs émissions sur la question des réfugiés syriens, et celles-ci ont été également très critiquées par certains groupes; On peut donc dire que j’ai des « antécédents » sur les questions migratoires. 
A cette époque on me disait « héberge les syriens chez toi », aujourd’hui on me dit « héberge les afghans chez toi. Je me suis dit: « c’est fou qu’on se soit fait tellement insulter pour quelque chose qu’on n’a pas fait ». Les attaques ont commencé autour du sujet des réfugiés afghans, puis ils nous ont accusé d’être des « sympathisants de migrants » car on bénéficie de financements occidentaux. Par la suite, tout s’est emballé et nous sommes arrivés au point où nous sommes actuellement. Ils cherchent d’autres contenus sur notre site pour pouvoir nous attaquer et mener d’autres campagnes. Comment décrire ces personnes? Ce sont des opposants au régime de l’AKP mais se font la course pour se montrer le plus nationaliste… Ce groupe, plutôt composé d’une classe moyenne urbaine, adopte le raisonnement suivant: en Turquie, la démographie se dégrade en raison des réfugiés. D’abord c’était les Syriens, maintenant ce sont les Afghans. Pourquoi se dégrade-t-elle? En raison de l’immigration clandestine. Et donc ? Ils s’en prennent à des universitaires et journalistes qu’ils jugent « naïfs » et qui « se la jouent humanistes »- comme si l’humanisme était une mauvaise chose… En tant que Medyascope, nous avons envoyé deux reporters à Van. Pendant que notre institution se faisait lyncher, nos collègues Fırat et Sedat faisaient du journalisme sur le terrain. 

La migration afghane : une question qui n’est pas récente mais plutôt méconnue
J’ai beaucoup parlé avec Fırat. Ce phénomène de migration irrégulière et massive des Afghans est bien réel. Ça a d’abord commencé à Başkale, dans la province de Van, puis est monté vers le Nord, passant par Özalp et Saray, et risque de monter encore plus. 
C’est devenu un très grand secteur; les trafiquants d’êtres humains touchent des grandes sommes. Des centaines de personnes passent tous les jours les frontières turques, elles ne sont pas arrêtées ou bien ne peuvent pas être arrêtées… Selon la somme versée, ces trafiquants vont jusqu’à Tatvan et Van, tandis que d’autres se contentent seulement de faire passer la frontière. Ceci est de l’immigration clandestine et c’est à l’État turc d’y faire obstacle aves ses forces de l’ordre, ses gardes frontières et ses services de renseignement. Il faut que cette immigration clandestine s’arrête; mais elle n’est pas empêchée et ou/tolérée cela peut se discuter. Une fois arrivés en Turquie, ces réfugiés avancent comme ils peuvent; certains arrivent jusqu’à Istanbul, d’autres s’installent dans d’autres villes et travaillent dans différents secteurs - la plupart sont des jeunes hommes. 
L’on estime qu’une fois installés en Turquie, ces réfugiés ont pour objectif de partir en Europe, puis ramener leur famille. Cette stratégie migratoire est somme toute assez classique et ne date pas d’hier; elle n’est pas propre aux réfugiés afghans non plus. Mais en général, l’attention portée sur les questions migratoires était surtout focalisée sur les Syriens, et moins sur les Afghans. Pourtant ce phénomène existe depuis des années et c’est un problème à dimension économique, culturelle et sociologique, mais les responsables ne sont ni la société civile ni les chercheurs qui travaillent sur les questions migratoires. Les responsables sont les dirigeants de ce pays. Une fois que les dirigeants ne disent rien ou bien font semblent de dire certaines choses à propos de la question migratoire, laissant ainsi place à l’émergence d’un vrai problème humanitaire, certaines personnes dans ce pays pensent pouvoir résoudre cette question en accusant toute sorte d’organisation civile et universitaires affichant une sensibilité pour les migrants. Et à partir de là ce n’est pas uniquement le cas pour les migrants afghans ou syriens. C’est une question mondiale qui existe depuis très longtemps mais qui est devenu plus apparente et il y a différents positionnements à prendre en compte: ceux des États, mais aussi ceux des acteurs socio-politiques. 

Tenir bon face aux déchaînements xénophobes
Dans les pays occidentaux, tant en Amérique du Nord qu’en Europe, il existe une extrême droite qui se nourrit des phénomènes migratoires et suivi par des forces politiques centristes qui ne veulent pas paraître « laxistes »
Pour ainsi dire, il y a une tendance nette vers la xénophobie; cette tendance est déjà très apparente dans les pays occidentaux et maintenant elle infecte la Turquie.
A ce propos, au lieu de débattre ce sujet avec sang froid et appeler l’État au devoir, certains se réconfortent en attaquant des groupes civils comme des journalistes et des universitaires, qu’ils considèrent être des cibles faciles, car ils craignent l’État. Ceux là admirent secrètement le régime même s’ils le critiquent dans leurs discours. Ce débat ne s’achèvera pas facilement puisque le langage employé reste très vulgaire. « Héberge les chez toi… Héberge en deux, trois, cinq… Si tu habites dans le même quartier qu’eux, je te verrai… ». Je n’ai pas à justifier où et avec qui j’ai vécu. 
Si nécessaire, je peux essayer de vivre dans tout environnement. J’essayerai de rester debout; L’humanité a toujours essayé de faire cela mais il ne faut pas abandonner certains principes. Le plus important de ces principes est le respect à la dignité humaine. Ce que j’entend par la dignité humaine c’est de ne faire aucune discrimination en fonction du pays d’origine ou de la classe sociale. Par conséquent, ceux qui me disent « héberge-les chez toi » pensent m’insulter, mais ce sont surtout les réfugiés qu’ils insultent et en tenant de tels discours, ils révèlent leur approche au sujet. Dans ce genre de débat, il est hors de question de renoncer à sa position. Appelez-le de la « naïveté », de l’ « humanisme », du « vieil internationalisme », ça ne change rien; dans ce genre de crise humanitaire, chacun est jugé selon son positionnement dans le débat. 

Les réfugiés pris pour cible plutôt que la politique qui les crée
Dans ce débat, ne pas dire un seul mot par rapport au fait que l’armée turque se porte volontaire pour garantir la sécurité de l’aéroport de Kaboul , se demander « ce que les afghans font en Turquie » plutôt que de se demander « ce que la Turquie fait en Afghanistan » est selon moi un vrai problème consistance. Il faut avant tout s’interroger sur ce que l’État turc a à faire en Afghanistan. C’est une erreur; je l’ai rappelé à plusieurs reprises, j’ai réalisé une émission qui s’intitule « Qu’est-ce qu’on a à faire en Afghanistan ? ». Il est clair que le grand afflux de réfugiés afghans vers le sol turc n’est pas une bonne chose pour la Turquie. Ce n’est certainement pas une bonne chose pour ces réfugiés non plus; mais la solution passe par Ankara et non par les studios de Medyascope, ni par nos collaborateurs ou experts qu’on invite qui n’ont rien d’autre que de bonnes intentions. Les gens ciblent les mauvaises personnes. On est face à un problème et les interlocuteurs sont clairs; il faudrait faire pression sur eux pour qu’ils proposent des solutions.

La politique migratoire de l’Europe, une humiliation pour n’importe quel citoyen de Turquie 
Cela fait maintenant des années que l’État turc négocie avec l’Union Européenne pour que les réfugiés, notamment les Syriens, ne franchissent pas les frontières européennes. Ces négociations ont gagné une telle ampleur que c’est peut-être la seule carte que la Turquie détient face à l’Union Européenne. Il faut se poser la question suivante: pourquoi un pays comme la Turquie, candidate pour adhérer à l’Union Européenne, est à ce jour perçue par l’Europe uniquement comme un pays qui contient des réfugiés et pourquoi est-elle payée pour cela? Une certaine somme d’argent… Et maintenant face à l’afflux des réfugiés afghans, des responsables politiques européens variés allant de l’Allemagne à l’Autriche utilisent des expressions très offensives, qui blessent les sentiments nationaux de beaucoup de personnes, comme « gardez-les chez vous et on vous payera la somme qui vous est due ». 
Si certains ressentent une colère face à cette image dégradante qui réduit la Turquie à une prison pour les réfugiés -en tant que citoyen turc, nous devons tous la ressentir-, ils devraient se tourner contre les dirigeants turcs et non pas contre les personnes qui défendent avec ardeur l’idée que tout réfugié est avant tout un être humain. On m’a adressé des discours absolument ignobles comme « héberge-les chez toi » - avec différentes variations-, et je pense qu’ils ne vont pas s’arrêter pour un bon moment. Qu’il en soit ainsi. En temps normal, nous devions présenter à ce moment l’émission « Transatlantique » avec Ömer Taşpınar et Gönül Tol, qui contribuent à Medyascope et à la Turquie depuis des années et qui ont subi des insultes non méritées, basées purement sur de la désinformation et des mensonges pendant cette campagne de lynchage. Je ne sais pas quoi dire. Connaissant Ömer et Gönül depuis des années, ainsi que leurs bonnes intentions et leur amour pour leur pays, je reste sans mot dire; mais je tiens à dire que « Transatlantique », la meilleure émission turque traitant de la politique extérieure- non pas parce que je suis le modérateur mais parce-que Ömer et Gönül y participent- continuera à être diffusée. Elle ne sera pas diffusée cette semaine, mais peu importe. Je serai également en congé pendant une semaine. La semaine prochaine, nous serons sur ce plateau à l’occasion de l’anniversaire de Medyascope. 

Ce qui ne tue pas rend plus fort
Durant cette période, nous sommes heureux de voir que l’intérêt et le soutien accordé à Medyascope à nettement augmenté. Cela renforce notre ambition et entêtement à faire du journalisme libre et indépendant en Turquie. Certains peuvent nous insulter, nous attaquer ou bien nous prendre pour cible. Malheureusement en Turquie, la méchanceté s’organise très facilement. Un tel commence par dénoncer que nous « aimons les afghans », puis cela va dans tous les sens, jusqu’à ma vielle photo de couverture du magazine Nokta. Chacun commence à ramasser une pierre et à nous lapider, et bien évidement personne ne dit « que celui qui n’a jamais pêché me lance la première pierre ». Nous n’avons aucun compte à régler avec quiconque. Qu’ils aillent au diable. Entretemps, nous continuerons à lutter au nom du journalisme libre et indépendant avec le soutien de nos spectateurs. La réponse à la question « Pourquoi Medyascope est-elle autant attaquée? » est la suivante: Medyascope démontre qu’il est possible de faire du journalisme libre et indépendant. Nous en sommes fiers et heureux. Ils auront beau essayer de nous faire payer pour cela, nous ne payerons pas. Nous ne sommes redevables qu’à nos spectateurs et à la société turque. Pour récapituler: nous ne nous sommes pas effondrés, nous sommes droits dans nos bottes. Cette aventure continue et continuera son chemin. Vous avez tous assisté à notre parcours que j’ai initié avec un IPad. Soyez certains que nous avons encore un long chemin à parcourir, nous montrons une fois de plus à cette occasion que nous ne sommes pas des proies faciles. 
C’est tout ce que j’avais à dire. 




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